Texte Fabien Faure
2019

E.A.T (Espace d’Autonomie Temporaire), de 2009, peut être défini comme un « kit sculptural capable, lorsqu’il est activé, de redessiner le lieu ». Entre 2009 et 2011, la Kunsthalle de Bâle, La Générale en Manufacture (Sèvres) et la galerie Cortex Athletico (Bordeaux) ont accueilli trois déploiements de cette réalisation qui, la dernière année, fut également présentée en position de repli au 19, le Centre Régional d’Art Contemporain de Montbéliard. Composé d’une cinquantaine de profilés en aluminium, E.A.T consiste en un dispositif télescopique d’une grande adaptabilité situationnelle. Déclinant cinq tailles, la section carrée des constituants autorise des emboîtements qu’un système de visserie maintient en position. Grâce aux platines prolongeant leurs extrémités, les « bras » d’E.A.T peuvent prendre appui sur l’architecture, quelle que soit leur orientation dans l’espace. Le titre de cette construction polymorphe est emprunté à TAZ (Temporary Autonomous Zone), le livre célèbre d’Hakim Bey. « Bey s’est attaché à définir des espaces alternatifs, qui puissent naître, se soulever et disparaître » explique Jennifer Caubet. « Il s’agissait pour lui d’imaginer une forme communautaire susceptible d’opérer un soulèvement d’espace – terme qu’il décompose en « sous-lèvement » (up-rising). Cet essai m’a incitée à concevoir une sculpture qui, une fois transportée dans un lieu, puisse se configurer et se fixer un temps avant de repartir. Il s’agissait d’imaginer un dispositif capable de prendre le lieu. » E.A.T apparaît en cela comme le prototype d’une enclave nomade, mi-réelle mi-fictionnelle, en laquelle l’opération d’un soutènement et celle d’un soulèvement tendent à se confondre. Récurrentes dans le travail de l’artiste, ces deux opérations sont coextensives, brouillant les limites grâce auxquelles on distingue d’usage les schèmes d’action et les constructions symboliques. Plus largement, la production de Jennifer Caubet témoigne, depuis une dizaine d’années, d’une conception résolument médiatrice de la sculpture. Dans son travail, l’effort d’un soutènement/soulèvement crée les conditions d’une projection prenant le sens d’un pari sur les retombées de l’imaginaire dans le réel.

Le Spatiovore prolonge les recherches engagées lors de la réalisation d’E.A.T. Conçue en 2013, cette construction métallique dessine une triple figure hexagonale, dont le volume polyédrique linéaire se déploie autour d’un axe invisible. Plongeant verticalement à partir de l’un des hexagones, deux bras réglables prennent appui sur le sol, tandis que, prolongeant les deux autres figures, quatre bras semblables aux précédents s’étirent horizontalement et viennent trouver prise sur les murs et les surfaces vitrées du lieu d’accueil. Les six appendices télescopiques assurant la stabilité de la sculpture – et, partant, le soulèvement de la cellule cristalline au centre de l’espace d’exposition – sont munis de ventouses à vide. Le Spatiovore n’est donc pas seulement adaptable, mais adhérent, capable de se projeter au-delà de lui-même pour se fixer à l’architecture. « Quand j’ai imaginé cette sculpture, j’avais à l’esprit une sorte d’animal filaire se nourrissant de l’espace. Le titre Spatiovore est emprunté à Constant [Nieuwenhuys] qui, en 1959, a imaginé des capsules mobiles, destinées aux zones périphériques des grandes cités. Cet architecte utopiste a posé les bases de la psychogéographie, notion que Guy Debord a développée par la suite. Mes sculptures sont héritières de la dérive situationniste. »
Exposé au printemps 2013 à La Maréchalerie de Versailles, le Spatiovore superpose trois expressions architecturales contrastées. La première d’entre elles est patrimoniale et concerne le lieu d’accueil : un bâtiment du XVIIe siècle, qu’occupe depuis 2004 le centre d’art contemporain de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles. Comme on vient de le voir, la seconde relève de l’architecture, dite « utopique », qui traverse l’histoire du bâtir depuis l’usine modèle et la ville idéale de Claude-Nicolas Ledoux jusqu’aux « utopies réalisables » d’Yona Friedman, en passant par les phalanstères d’inspiration fouriéristes. Enfin, la troisième conception du bâtir relève de la production standardisée qui, de nos jours, forme la plupart des panoramas urbains. En effet, le vaisseau suspendu du Spatiovore utilise les normes dimensionnelles qui, adoptées en France comme dans d’autres pays européens – lors des programmes de reconstruction conduits après la Seconde Guerre mondiale, puis en réponse à l’explosion démographique des années soixante –, définissent les critères d’habitabilité des logements collectifs. « La capsule reproduit les normes légales des constructions » explique Caubet. « Elle mesure 2,20 m de hauteur, ce qui correspond à la plus faible mesure réglementaire sous plafond. Élevée à 2,08 m à partir du sol, elle respecte les passages sous porte. Je l’ai conçue à l’image d’une capsule minimum. » Pour autant, le Spatiovore ne relève pas de l’explicitation, mais utilise au contraire les effets d’une décontextualisation afin d’interroger nos propres habitudes perceptuelles et comportementales. Se tenant à la frontière du pensé et de l’impensé, l’œuvre porte à reconnaître des normes tacitement acceptées et assimilées. Introduite dans un bâtiment historique largement antérieur au lexique de l’architecture standardisée, la « greffe » du Spatiovore sollicite des mesures et des rapports volumiques que nous avons nous-mêmes incorporés. S’adressant à un spectateur mobile, Jennifer Caubet fait appel à deux attitudes complémentaires. La première consiste en l’effort de reconstitution suscité par le jeu des lignes qui dessinent la cage minimale suspendue. La seconde relève de la disponibilité dont on peut se rendre capable à l’endroit d’une mémoire spatiale devenue machinale et plus ou moins inconsciente. Ces attitudes synthétisent un double mouvement mettant au jour les fondements de notre expérience morphologique et kinésique de certains lieux, lesquels reproduisent une métrique architecturale non seulement normée, mais aussi normative. Soumis à l’étalonnage, l’espace de La Maréchalerie agit en retour comme un révélateur. Le souvenir d’une architecture de papier y croise le lexique intangible auquel l’immense majorité des constructeurs de ce dernier demi-siècle a, bon gré mal gré, choisi de faire allégeance. La sculpture suspendue de Jennifer Caubet se tient dans une zone indécidable où, sous le diktat du standard, pointent les rêves partagés, les utopies heureuses et les fictions salutaires.

Réalisée en 2013, Coordonnées en projection permet de mieux saisir les liens que l’artiste établit entre l’adaptabilité situationnelle de la sculpture et sa puissance projective. À ce jour, cette réalisation tripartite a fait l’objet de deux interprétations : la première, en 2015, aux Instants Chavirés (Montreuil)?; la seconde, en 2018, au FRAC Occitanie Montpellier. En d’autres circonstances, certains éléments ont été exposés en position de repli. L’œuvre fait intervenir des moyens peu communs, dans le champ des arts visuels s’entend. Ceux-ci procèdent d’un geste expressément projectif : le tir à l’arc, que l’artiste a dû apprendre à effectuer avec justesse afin d’activer, in situ, les Coordonnées en projection. Les trois pièces qui composent l’installation se déclinent en 0., X.Y. et X.Y.Z. La première d’entre elles dessine une figure circulaire au sol, la seconde une construction murale horizontale, et la troisième une structure cruciforme suspendue. « 0., c’est l’origine » explique l’artiste. « En 3D, le point 0, c’est celui à partir duquel rayonnent tous les axes. X.Y., lui, engendre un plan, et X.Y.Z. combine les trois dimensions. Il s’agissait pour moi de relier deux familles de sculptures : celle qui porte à considérer l’objet comme sa propre finalité et celle qui se définit comme une intervention dans l’espace. Chaque fois que je tire une flèche, je déconstruis le volume. Une forme fermée, ayant valeur de stock et de matrice, se déploie alors progressivement, par le tir. » Contenant des dizaines de bobines de fil épais, montées sur roulements, et autant de flèches en carbone, chacune des trois réalisations détermine une modalité axonométrique particulière et, par suite, un faisceau de trajectoires possibles. L’installation complète offre soixante-quatorze possibilités de tirs, parmi lesquelles l’artiste choisit d’en réaliser certaines seulement. Ses décisions sont déterminées par le lieu d’accueil, par les tirs déjà réalisés et par les passages qu’elle souhaite ménager. Car il ne s’agit aucunement de placer le spectateur face à un maillage infranchissable. On l’aura compris, le titre de l’œuvre est à lire de deux manières complémentaires : il renvoie, d’une part, à la projection des flèches dont l’angle de tir dépend des modalités génératives de chaque sculpture et, d’autre part, fait référence aux méthodes de la géométrie, dite « projective ».
Cette spatialité striée procède en outre d’un emprunt subtil aux « lignes de rhumb » qui, dans les cartes de navigation utilisées dès le XIIIe siècle – les portulans – rayonnent à partir des roses des vents distribuées sur les supports de parchemin. Frank Lestringant rappelle que « ce système graphique, qui conjuguait roses des vents et lignes de rhumb correspondant aux directions de la boussole, permettait aux marins de s’orienter et de faire le point en reportant sur la carte la distance qu’ils estimaient avoir parcourue dans une direction donnée. La carte portulan offrait de ce fait un catalogue de directions à suivre entre des points remarquables ». C’est pourquoi, dressée sur la toile des marteloires, cette cartographie projective « s’oriente insensiblement vers l’extension des nouveaux mondes ». Ce soubassement historique corrobore une dimension essentielle de la démarche de Jennifer Caubet, dont le travail d’interprétation et de conversion utilise librement toutes sortes de constructions fonctionnelles et médiatrices, grâce auxquelles l’espace ordonné peut se redéployer. Car il s’agit bien de redistribuer le géométral des marteloires dans l’épaisseur d’un espace mesuré, éprouvé et comme balisé, bref, indissociablement pensé et agi. Les hauteurs variables des trois sculptures coordonnées, comme celles des flèches fichées dans les murs du lieu d’accueil témoignent avec netteté de la conception, caractéristique de la production de Caubet, de l’espace comme donnée incorporée et comme objet d’interprétation. Articulant objets de pensée, constructions historiques, réalités vécues et vecteurs d’imaginaire, ses écritures spatiales sont indifférentes aux partitions qui, d’usage, distinguent le fait de la représentation, l’expérience du système, l’événement de la trame qui le fixe.

Présentée au Creux de l’enfer – le Centre d’art contemporain de Thiers –, l’installation Espacements, de 2018-2019, se compose de barres d’acier, cylindriques et télescopiques. Tendues entre sol et plafond, leur possibilité d’extension est comprise entre 2,50 m et 5,70 m. Ces « lances » supportent des modules tournés, en verre soufflé, positionnés à des hauteurs variables et autorisant diverses combinaisons. Produits à Marseille, par les techniciens verriers du Cirva – le Centre International de Recherche sur le Verre et les Arts plastiques –, ces objets capsulaires se répartissent en trois familles de formes discoïdes et cylindriques. Non sans humour, Jennifer Caubet les classe en « Isolateurs », « Big Mamas » et « Ascenseurs ». Consistant en des plateaux circulaires, les premiers s’inspirent d’objets connus de tous. « J’aime les isolateurs électriques parce qu’ils rythment le paysage et mettent à distance une tension. J’ai considéré ces micro-espaces comme des formes en puissance, que les souffleurs [Cyrille Rocherieux, Fernando Torre et David Veis] pouvaient décliner. » Les Big Mamas extériorisent leurs formes généreuses. Enfin, les Ascenseurs présentent une structure annelée qui, rythmant l’intérieur de volumes tubulaires, est visible par transparence. Le terme qui les désigne fait allusion à une séquence fameuse du Metropolis de Fritz Lang, durant laquelle, ceinturée de halos lumineux, l’androïde Hel prend les traits de Maria. « Je voulais concevoir des espaces petits en eux-mêmes, à échelle 1, réalisant des potentialités du verre tourné et soufflé, explique Jennifer Caubet. C’est le geste qui écrit le volume, ce pourquoi les Espacements ne comportent pas deux capsules identiques. »
Produit au cours des mêmes résidences, un second ensemble, comportant, lui, quelques pièces seulement, trouve sa source dans un système de notation chorégraphique, dit « Notation Feuillet » ou « Système Feuillet ». Publié à Paris, en 1700, par le maître de danse Raoul-Auger Feuillet, Chorégraphie, ou l’art de décrire la dance par caractères est considéré comme le premier grand manuel de notation en danse. L’ouvrage se compose de planches couvertes de schémas et de signes formant un système unifié. Ainsi, la salle où l’on danse est toujours signifiée en plan, vue d’en haut. Sur chaque planche, un « chemin » – ou « figure de la danse » – synthétise le parcours des danseurs. Cette représentation planimétrique est entrecoupée de tirets correspondant aux barres de mesure de la musique, dont la partition est reproduite au sommet de chaque page. De part et d’autre du « chemin », des signes graphiques, dits « signes de pas », décrivent les actions des danseurs. Celles-ci se nomment Plié, Élevé, Sauté, Cabriolé, Tombé, Glissé, etc. L’intérêt qu’accorde Jennifer Caubet aux constructions élaborées au fil des siècles afin d’habiter, de mesurer, de parcourir et, ce faisant, d’incorporer l’espace, laisse entrevoir les possibilités que le Système Feuillet pouvait lui offrir. Au fond, il s’agissait, pour elle, de retraduire, en termes de sculpture, un ouvrage dont l’exécution dansée engage précisément, selon les termes de Frédéric Pouillaude, « une véritable opération de traduction, semblable à celle que suppose l’orientation à partir d’une carte ».
Si la comparaison des deux écritures spatiales ne permet guère de déceler la mise en œuvre d’un principe univoque de transposition, tout laisse à penser, en revanche, que les courbes de verre empruntent et aux figures génériques des « chemins », et aux notations graphiques des « signes de pas ». Un regard attentif laisse en outre découvrir, pris dans le cristal grisé, de fins tracés parallèles parcourant toute la longueur de chaque objet. On pourra y reconnaître la structure caractéristique des partitions musicales sur lesquelles s’ouvrent nombre de pages de la Chorégraphie. Il me semble pouvoir déceler, dans ces lignes si précises, une autre signification encore, nous rappelant à l’intelligence concertée, grâce à laquelle certains parmi les meilleurs verriers au monde réinventent au quotidien l’art d’œuvrer ensemble. « La Notation Feuillet fut d’abord pour moi un tissu d’énigmes » explique l’artiste. « Ce n’est qu’après, seulement, que j’ai pu appréhender les liens qui s’y trouvent établis entre chorégraphie et espace. J’aime ce moment d’énigme, qui révèle la norme comme telle. Mais il n’a jamais été question, pour moi, de reproduire l’image d’une danse, telle la Bourrée d’Achille. Seule importait la tridimensionnalité née du mouvement ».

Lundi 4 mars 2019. Il est 17 h, j’arrive au Cirva. Isabelle Reiher m’accueille dans le grand atelier, parmi les fours qui soufflent, crépitent et ronronnent. Elle sourit. C’est la fin de la journée. Derniers moments de travail avec les souffleurs, concentrés et détendus. Nous savons qu’une collaboration va bientôt s’achever. Jennifer m’accueille à son tour par un jovial : « Ça y est, on rembobine?! » Peu après, elle ajoute : « Rembobiner, c’est tout remettre en un point. À partir de là, tout pourrait repartir, se redéployer de nouveau. » Et se soulever.